Il y eut une grande absente dans le box des accusés au procès Pélicot : la pornographie. Pourquoi n’était-elle pas sur le banc des accusés ? Pourquoi n’a-t-elle pas été jugée ? Imaginons ce qu’elle aurait dit à la cour si elle avait été inculpée, en jurant de dire toute la vérité, rien que la vérité.
– Accusée, levez-vous ! Nous allons examiner votre cas. En tout premier lieu, je vous demanderais de décliner votre identité.
– Pornographie, du grec pornê désignant une prostituée et de graphê signifiant l’écriture. Je suis le contraire de l'érotisme. Je suis l’obscène, celle qui dit et montre ce que beaucoup d’hommes pensent tout bas et ne disent pas ou si peu. Je suis celle qui vient miner les relations amoureuses, en instillant le poison de la violence et de la mort de l’altérité. Ce que je veux, ce que je cherche, c’est que chacun puisse sombrer dans le pire des fantasmes : le plus sale, le plus avilissant, le plus sordide. Je suis celle qui entre dans les foyers et dans les têtes pour y faire germer les pires érections. Je ne sais pas si vous avez déjà cliqué sur un des sites qui m’est dédié. Mais je peux énumérer ici les catégories qui obtiennent le plus de clics pour que vous compreniez ce que je fabrique dans les cerveaux de ceux qui viennent là pour s’astiquer le manche en solitaire, en toute innocence. Des images chocs et ce petit moment juste avant l'éjaculation... Voilà le cocktail idéal pour que je m'empare d'eux comme la pire des drogues dures.
– Nous voudrions surtout que vous restiez concentrée sur le sujet qui nous intéresse.
– Bien sûr. Ça, ce sont les troisième et quatrième catégories les plus visionnées : « mature » et « MILF » - Mother I’d Like to Fuck, dans le texte. Littéralement : une mère que j’aimerais baiser.
– Nous avions bien compris… Poursuivez.
– Il y a plusieurs variantes. Les softs, mettant en scène des femmes matures qui se font prendre par tous les trous, avec ou sans ménagement. Les plus hards utilisent des scénarii vicieux comme je les aime : une belle-mère et son beau-fils plus jeune, une belle-mère avec sa bru, un fils et sa femme devant la mère de l’un ou de l’autre… Et bien sûr, une mère et son fils et une fille et sa mère… Alléchant, non ?
– Pas vraiment. Poursuivez.
– Que voulez-vous que j’ajoute ? Toujours le même enchaînement, plus ou moins violent (ces dernières années, on a quand même un peu corsé le jeu avec des trucs vraiment violents) : fellation et/ou cunni en apéro, pénétration vaginale et/ou double pénétration pour le plat de résistance et on finit souvent avec une éjac’ faciale pour le dessert. Très visuelle. Très efficace. Le but, c’est quand même de faire éjaculer ces messieurs en moins de quatre minutes ! Il faut ce qu’il faut donc !
– Comment comprenez-vous ce que nous jugeons ici ?
– Cinquante et un hommes qui ont violé une femme de plus de soixante ans droguée et inconsciente, ce n’est pas banal. Mais des gang-bangs de MILF et des mises en scène de femmes endormies qui se font prendre à leur insu, on en produit des milliers par semaine ! J’imagine très bien tous ces hommes se tirant sur le poireau pendant des jours et des jours devant nos vidéos, options nécrophilie et gérontophilie, pour se chauffer à blanc… avant de passer le cap dans la réalité. Tout ça vient bien de moi, je le reconnais volontiers. Mais si ces crétins ne font pas la différence entre une œuvre de fiction et la vraie vie, je n’y suis pour rien !
– Œuvre est un bien grand mot… Passons. Savez-vous qu’on vous rencontre de plus en plus jeune ?
– Bien sûr ! C’est pour cela que les smartphones ont été inventés !
– Et ça ne vous pose aucun problème ?
– Je suis amorale, moi. Je ne juge personne.
– Ça tombe bien ! Nous nous en chargeons.
– Écoutez : depuis que le monde est monde, il y a des putains et des vierges ! Moi, je fabrique des putains. À la chaîne, si je puis dire. Dans le cerveau des hommes. Ensuite, ce sont eux qui prennent le relais. Ils ont le choix. Soit ils continuent de respecter les femmes et de chercher des relations consenties et éclairées, soit ils prennent sans demander. C’est ça, la liberté !
– Vous appelez cela liberté ?
– Évidemment ! Mais je voudrais ajouter que continuer à respecter les femmes demande quand même beaucoup plus de travail et d’investissement. Il faut entrer en contact, séduire, écouter, échanger, prendre le risque d’un refus… Tout cela n’est pas à la portée de tout le monde, reconnaissez-le ! Et puis, il faut affronter le grand féminin ! Quel Everest ! Que faire fasse à une femme qui a du désir ? Qui montre ce qu’elle aime ? Qui cherche à communier ? C’est affreusement effrayant ! C'est tellement castrateur ! Alors, oui, ceux qui ont bien retenu mes leçons choisissent la facilité pour ne pas s’embarrasser de l’Autre. Je vais être un peu crue pour que vous compreniez bien ce que je veux dire : ceux-là cherchent un trou, animé ou non. Bouche, vagin, anus : un trou, rien qu’un petit trou ! Ce qu’ils veulent, c’est ne surtout pas se confronter aux femmes. Ils veulent rester seuls avec leurs fantasmes les plus atroces et ne rien savoir du désir de l’autre pour ne jamais mettre en jeu ce qu'ils pensent être leur force virile. Pour résumer, tout ce que je produis ne sert qu'à alimenter ce mirage de puissance chez des hommes parfaitement impuissants !
– Mais l’accusé principal parle comme un homme qui connaît sa femme. Il l’a donc vue, n’est-ce pas ?
– Il l’a vue comme il voulait la voir. Rappelez-vous : il a dit que c’était une sainte et que son fantasme était de salir une sainte. Il a dit aussi qu’il voulait soumettre une femme insoumise. Entendez-vous ? Au-delà de la perversion crasse de ce monsieur, on comprend bien qu’il lui faisait endosser sans qu’elle le sache les rôles qui le faisaient bander dur. Et puis, si nous sommes pragmatiques, que vaut la soumission d’une femme inconsciente ? Des hommes impuissants, je vous dis !
– Vous n’avez pas tort…
– Ce monsieur, tête pensante du corps des pornographes qui l’accompagnent, a l’art de mettre tout sens dessus dessous… Il suffit de voir, en arrivant au tribunal, toutes ces queues à la queue-leu-leu dans la salle des pas perdus… Ils ne sont plus ni des époux, ni des pères, ni des fils, ni des frères : ils ne sont plus que des chibres. Il a aussi fait de sa femme une mère avant de tout mettre en œuvre pour qu’elle ne soit qu’une poupée de chiffon. Voilà ce que j’apprends aux hommes. C’est ce que je vous expliquais il y a quelques minutes. Mais je voudrais m’arrêter sur un détail qui a piqué mon oreille : ce M. Pélicot était agent immobilier, n’est-ce pas ?
– Oui, effectivement. Pourquoi posez-vous cette question ?
– Je trouve cela ironique qu’il n’ait bandé qu’une fois sa femme immobilisée. En voilà un qui aime le statuaire et qui me donne l’idée d’une nouvelle catégorie… Le motif de la belle endormie est si éculé !...
– Bon... Avez-vous quelque chose à ajouter ?
– Oui, Monsieur le Président. Je voudrais d’abord remercier toutes les instances étatiques qui ne me cherchent jamais d’ennuis et me laissent toute liberté dans mes créations en accès libre sur la toile. Et enfin, je voudrais dire à toutes les féministes de notre époque que, si elles avaient vraiment compris qui je suis, elles cesseraient sur l’instant de parler de patriarcat. Le patriarcat était certes une organisation sociale dans laquelle l’autorité des hommes dominait les femmes mais cette organisation offrait beaucoup de protection à ces dernières. Rappelez-vous : ces messieurs avaient des bordels pour assouvir leurs fantasmes et leurs pulsions contre rétribution et protégeaient ainsi leur épouse et leur foyer de leurs éventuelles perversions. Qu’elles m’entendent bien, les féministes de 2024 : mon succès prouve tous les jours que le patriarcat d’autrefois a cédé sa place à la phallocratie. Je propose, moi, de faire rentrer dans toutes les maisons le pire des pratiques sexuelles et tout cela gratuitement ! Aujourd’hui, grâce à moi, toutes les mamans sont potentiellement aussi des putains et toutes les maisons peuvent s'effondrer du jour au lendemain, emportant même dans leurs ruines les enfants. Je suis celle qui a fabriqué ce monde dans lequel c’est le pénis en érection qui fait la loi. Je suis celle qui détruit le cœur des hommes. Et croyez-moi, dans un tel monde, il n’y a plus d’espoir. Seulement des êtres esseulés : les uns la queue épuisée et stérile, les autres dégoutées jusqu’à la nausée et le cœur verrouillé.
Bibliographie
Les Belles Endormies, de Yasunari Kawabata (1961)
La pornographie ou l'épuisement du désir, de Maria Michela Marzano (2007)
Tout le monde en regarde (ou presque) - Comment le porno détruit l'amour, de Thérèse Hargot (2024)
Illustration
L'Empire des lumières, de René Magritte (1953-1954)
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