« Où sont les petits enfants
Que je les croque à belles dents ?
Il m’en faut tant, tant et tant,
Que le monde n’est suffisant. »
Madame d’Aulnoy
Il paraît qu’elle est mortelle, Adèle, et elle nous le prouve dans dix-huit tomes (pour enfants entre 8 et 10 ans) qui retracent ses malveillances et ses tentatives homicides répétées – dix-huit tomes lus en intégralité pour écrire cette maudite chronique de rentrée… Des tomes aux titres aussi riants que Tout ça finira mal, L’enfer, c’est les autres, C’est pas ma faute !, J’aime pas l’amour !, Poussez-vous, les moches !, Pas de pitié pour les nazebroques !, Parents à vendre !, Rentrée des claques, Prout atomique ou encore Toi, je te Zut ! Des tomes qui sortent en librairie depuis 2012 et qui se vendent comme des petits pains. En entendant parler d’Adèle la première fois, bien qu’inquiets, nous avons d’abord pensé qu’il était inutile de rappeler des évidences, laissant ainsi gagner le découragement qui nous a submergé en découvrant ce petit personnage si alerte sous le gros nuage noir du libéralisme bien installé au-dessus de nos têtes. Mais notre curiosité a été piquée et, après la lecture de toutes ses aventures, notre découragement s’est transformé en colère.
Elle est mortelle, Adèle, mais attention : au sens propre uniquement. Ne surtout pas entendre ici le « mortel » des jeunes gens, synonyme de « génial », « super », « top » ou du plus désuet « fantastique ». Adèle est mortelle car elle propose le pied de la lettre seulement. Entre bêtise crasse et premier degré fatal (toujours aux autres bien sûr), elle martyrise sans vergogne ses camarades de classe les plus gentils, ses parents, sa grand-mère et ses animaux de compagnie. Son père lui demande « un peu d’eau » ? Elle revient et lui balance en plein visage un sceau. Oui : son père n’a pas précisé « dans un verre ». Pour acter le coup de foudre de son petit camarade Geoffroy pour elle, elle lui demande de tenir un paratonnerre en pleine nature pendant un orage. Pour faire prendre l’air à son chat Ajax, elle l’envoie dans les airs à l’aide de ballons ou d’une catapulte. Plus choupinou, elle pleure à l’automne face aux feuilles mortes. Elle est bête et méchante, Adèle. Efficacité garantie avec elle pour rendre à jamais le Symbolique inaccessible à nos bambins : tout pour en faire des loups parmi les loups !... Malheur à tous les autres qui auront eu entre les mains des livres intelligents et doux et qui seront devenus des agneaux.
Le pied de la lettre dont nous parlons est donc une petite fille assassine, mortelle pour tous ceux qu’elle croise. Elle n’est pas rebelle mais toxique. Elle est un poison, une malédiction, un danger réel et palpable. Et elle gagne toujours. Notre Adèle est sadique et use et abuse de la pire des méchancetés pour son propre contentement. Elle compare son père à un animal sauvage, théorie de Darwin à l’appui, et sa grand-mère à un dinosaure. Elle donne des leçons de diététique à sa mère et d’écologie à ses camarades. Elle met son chat dans le congélateur pour rejouer l’âge de glace (Luka Rocco Magnotta ?). Elle utilise son hamster comme boule de bowling. Elle prend de haut sa maîtresse. Elle brûle le journal de son père car il ne lui répond pas assez vite (Nordahl Lelandais ?). Elle tente à maintes reprises de disséquer au scalpel un camarade qui a le malheur de l’aimer. Elle veut couper des têtes le 14 juillet (la Princesse Jabirowska ou Ed Kemper ?), balancer des grenades militaires sur un stand de chamboule-tout, piétiner les fées dans la forêt, fabriquer des zombies (Jeffrey Dahmer ?), interdire l’école… Elle répète aussi souvent qu’elle n’aime pas les règles et assume sa mégalomanie sans états d’âme. Et bien sûr, elle n’est jamais responsable de rien. Après la pyromanie et la torture animale, à quand un tome Adèle pisse au lit dédié à l'énurésie pour parfaire le tableau clinique de la parfaite tueuse en puissance ?
Voilà une drôle de petite fille, érigée en exemple pour notre jeunesse déjà bien en peine de trouver ce qui structure des individus. L’école publique agonise et les librairies proposent Adèle. Serait-ce une consolation de s’identifier à ce que n’importe quel clinicien sérieux appellerait de la perversion ou de la psychopathie, selon les cas ? Serait-ce constructif de laisser entre les mains de nos enfants la mort du Symbolique, de la Loi et de toute forme de respect ? Antoine Dole, le créateur d’Adèle, raconte dans les médias que ce personnage est né pour exorciser des années de harcèlement scolaire. L’auteur et son illustratrice, Diane Le Feyer, poussent même le bouchon, dans un communiqué de presse, jusqu’à dire : « Depuis qu’elle existe, Mortelle Adèle encourage les enfants à s’emparer du monde, à célébrer leur force intérieure, à dire non et à désobéir quand la situation le leur impose. Que l’on soit adulte ou enfant, le message qu’elle nous transmet reste le même : allez toujours vers votre vérité, et ce qui vous rendra heureux. » On ne voit pas bien le rapport entre une petite fille psychopathe incontrôlable et dangereuse et un travail de transfiguration des chagrins d’enfant… Ce qu’on voit, en revanche, c’est une identification confuse aux agresseurs, au pire, faisant de la méchanceté une arme fatale et une garantie de réussite dans un monde où les rapports de force et de pouvoir (abusif) sont plébiscités pour réussir. On en reste pantois… Et évidemment, puisque le pire marche toujours, on lance, à la suite des bouquins, le markéting le plus agressif et on crée un site dédié au petit monstre et des produits dérivés à foison (tote bags, mugs, cartons d’invitation, crayons, masking tapes, post-it, cahiers, carnets de bêtises, tampons, figurines), sans oublier la diffusion sur les plateformes de chansons pour karaokés crétins dans lesquelles Adèle ordonne aux moches de se pousser, scande « pas de pitié pour les gentils » et propose ses parents à la vente.
Pauvre Madame d’Aulnoy ! Pauvre Charles Perrault ! Regardez de là-haut ce que ce monde fait à nos enfants… Vos petites leçons de morale éducatives ont disparu au profit d’un appel à la haine et à l’utilisation de l’autre. Les livres ne servent plus à former l’âme mais à la déformer. On cancel des cerveaux en friche dans l’indifférence générale. On fabrique de la mauvaise graine en même temps que s’enrichissent les assassins.
Bibliographie
Les Contes de ma mère l'Oye, de Charles Perrault (1697)
Les Contes de Fées & Contes nouveaux ou Les Fées à la mode, de Madame d'Aulnoy (1698)
Adèle, chanté par Les Quatre Barbus (1997)
Illustration
Photographie personnelle - Mortadelle (au pied de la tranche), 22 août 2022
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