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Prosaïque et vieilles antiennes



 

« L’homme est quelque chose qui doit être dépassé. »

Friedrich Nietzsche


« Le narrateur est un personnage de fiction en qui l'auteur s'est métamorphosé. »

Milan Kundera


 

Il était une fois Charlotte, trentenaire célibataire vivant à Paris. Elle se leva un matin avec la furieuse envie de mettre du merveilleux et du Beau dans sa vie. Elle sauta d’abord dans sa douche pour sortir des vapeurs de la nuit puis s’habilla et se pomponna avant de sortir pour rejoindre sa librairie de quartier. Sur le chemin, elle avait des idées plein la tête : elle espérait trouver un grand roman, chargé en aventures, et qui saurait l’emporter loin, très loin, de la morosité de son quotidien. Ou pourquoi pas un récit de voyage pour découvrir d’autres contrées aux paysages bigarrés ? Ou encore une belle bande dessinée, aux planches colorées et chamarrées pour retracer une histoire aux mille et une merveilles ? Dans la rue, elle se remémora tous les contes que sa mère lui lisait le soir et combien ça l’aidait à s’endormir et à affronter la journée du lendemain, chargée qu’elle était de tous ces courages chevaleresques ! Elle se rappela aussi le tourbillon qu’avait provoqué en elle, depuis le lycée, la lecture de Rimbaud, d’Alexandre Dumas, de Flaubert ou encore de Goliarda Sapienza. Charlotte y croyait encore : en passant la porte de la librairie, elle basculerait, c’était certain, dans un autre monde – celui des livres qui sauvent et qui alimentent les rêves nécessaires. Charlotte avait foi en la littérature : en franchissant le seuil de la librairie, elle passerait de l’autre côté du miroir comme Alice – et rencontrerait le petit lapin blanc.

 

Hélas ! Les contes de sa mère et les beaux romans de sa jeunesse étaient devenus obsolètes et elle l’apprit en balayant du regard les tables de la librairie… En lieu et place de ce qu’on appelait autrefois la littérature, Alice découvrit avec effroi le règne désarmant du témoignage – quand elle était enfant, ces livres-là étaient relégués tout en bas des étagères et étaient publiés par des maisons d’édition dont on se moquait. Aujourd’hui, ces livres-là avaient droit à de grandes tables bien placées et à de grands noms prestigieux de l’édition. En lieu et place de ce qu’on appelait la littérature, Alice découvrit le grand ordre victimaire et narcissique du récit de soi sans aucune volonté de transfiguration romanesque. Et la concurrence était rude ! Il y avait là, sur ces tables en forme de piédestal, des viols, des incestes, des ablations de la prostate, des avortements, des violences conjugales, du racisme, des emprises perverses, des maladies psychiques, des violences intra-familiales ou encore du handicap. C’était à qui avait le plus souffert, avait le plus subi. Et il fallait bien les accueillir, toutes ces voix ne proposant que de l’ombre dans un monde déjà dans le noir car, Alice devait bien le comprendre, elles s’étaient tues trop longtemps ! Il fallait qu’elle soit une bonne lectrice, empathique et bienveillante, capable d’entendre toutes ces douleurs des abysses même si ce n’était pas ça qu’elle était venue chercher. Alice devait se montrer ouverte d’esprit, psychologue et solidaire en donnant de son temps pour la lecture de toutes ces désolations personnelles. C’est que toute idée de rêve avait bien foutu le camp… Le nouveau monde demandait à Alice de sauter à pieds joints dans ce que l’humanité a de plus terrible et de plus violent mais sans aller plus loin, sans poursuivre ce qu’on pourrait appeler le dépassement.

 

Viol, inceste, ablation de la prostate, avortement, violences conjugales, racisme, emprise perverse, maladies psychiques, violences intra-familiales, handicap… Alice tenta tout de même de trouver autre chose. Mais il fallait une sacrée détermination pour oser porter sa main sur un roman de Dostoïevski ou de Balzac ! Il fallait accepter, le temps de rejoindre la caisse et de payer, de passer pour une sans-cœur dans le déni des tristes réalités de l’existence. Il fallait savoir garder la tête haute pour défendre le romanesque et l’universel dans ce tout petit monde de nombrils tyranniques sans imagination. Viol, ablation de la prostate, avortement, violences conjugales, racisme, emprise perverse, maladies psychiques, violences intra-familiales, handicap… Alice tint bon et repartit avec Les Pauvres Gens et La Duchesse de Langeais. Elle avait su résister aux mauvais coups proposés à son imaginaire. Parce qu'Alice avait toujours su que c’était bien dans l’ordre du roman que les auteurs avaient la force de se mettre en retrait pour servir plus grand qu’eux et tirer les lecteurs vers le haut. Il faut savoir laisser la place à une écriture qui transfigure les petits récits individuels en grande épopée de l’âme humaine. Viol, inceste, ablation de la prostate, avortement, violences conjugales, racisme, emprise perverse, maladies psychiques, violences intra-familiales, handicap… Le choix de la littérature n'est pas sous-tendu par une quelconque volonté de se détourner des souffrances humaines. La littérature nous invite, au contraire, à nous extraire du prosaïque et des vieilles antiennes que nos vies traversent chaque jour en écoutant et en aimant les autres. Choisir la littérature, c’est offrir à son âme le merveilleux qui répare, qui console et qui donne la force d’affronter les coups du sort pour peut-être les métamorphoser en destin.

 

 

 

Bibliographie

Après la littérature, d’Alain Finkielkraut (2021)

Kafka au Candy shop, de Patrice Jean (2024)

 

 

Illustration

Planche anatomique sur la digestion et la respiration





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