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Se regarder sans se voir




« La grâce est de s’oublier. Mais, si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de

Jésus-Christ. »

Georges Bernanos



Je suis soufflée… Il faut que je vous raconte… Comme tous les ans, depuis qu’on se connaît, je fais Noël avec Théo*. C’est un frère pour moi. Enfin, je le croyais jusqu’à vendredi dernier… Vous me connaissez : je suis une flambeuse et j’adore offrir des cadeaux aux gens que j’aime. Donc, comme tous les ans, j’ai chiné une multitude de trucs pour lui pendant des mois. D’abord, il y a eu un problème pour fixer la date du dîner. Il partait un mois à la Réunion fin décembre, ce qui a décalé notre rendez-vous. Ne croyez pas que j’étais fâchée qu’il parte loin pour les fêtes de fin d’année. C’était un voyage important pour lui : il allait y découvrir la terre de ses ancêtres et j’étais heureuse qu’il fasse ce voyage. On a d’abord prévu de se retrouver fin janvier. Je devais aller dîner chez lui. Mais le jour J, il m’a appelée à 16h pour me demander si on mangeait chez moi ou chez lui. J’ai trouvé ça bizarre. Je lui ai donc rappelé que c’était un dîner chez lui et je me suis étonnée qu’il n’ait encore rien préparé. Moi, quand j’invite quelqu’un, tout est prêt la vieille et il y en a pour dix ! Et puis il a fini par me demander si nous pouvions décaler d’une semaine car il avait trop de travail. Bonne poire, j’ai accepté. La semaine suivante, le jour prévu, il m’a envoyé un message vers 18h pour me dire de ne pas me presser. Ah oui ! J’ai aussi oublié de vous dire que je suis au régime alors je lui avais demandé de faire une soupe de légumes verts. Je suis arrivée vers 19h30, les bras chargés de cadeaux. Je n’aime pas les comptabilités mais il faut que je vous dise, avant de continuer, et pour que vous compreniez bien, ce que j’avais acheté : il y avait deux livres, un flacon d’oud à faire brûler et des charbons, un coussin, un verre de collection, une coupe en bois d’olivier et un savon artisanal Martin de Candre. J'avais aussi amené une boîte pleine de gaufres sèches au citron que j'avais mis deux jours à faire... Je lui avais d’ailleurs envoyé un message la veille qui disait : « Prépare tes mains : il va y avoir un maximum de paquets à ouvrir ! » Ce à quoi il avait répondu : « Hâte ! » J’ai passé sa porte avec mes gros sacs et un flan coco fait maison pour le dessert ; j’ai tout de suite vu qu’il n’avait rien préparé à manger. Il se lançait seulement dans une purée de patates douces (exactement le même « menu » que six mois avant quand j’étais venue pour la première fois dans son nouvel appart). Rien n’était prêt… L’ambiance était étrange. Une fraction de seconde, j’ai eu l’impression de le déranger. J’ai posé mes sacs, enlevé mon manteau et il m’a demandé si je pouvais l’aider à secouer sa nappe sale et pleine de miettes par la fenêtre. On fait mieux comme accueil, non ? Bref… Je vous la fais courte : il a commencé à ouvrir ses cadeaux et moi… bah moi, j’attendais les miens ! Rien. Il ouvrait ses paquets, s’émerveillait et répétait comme un débile : « Oh, c’est incroyable comme tu donnes de l’amour ! » J’ai eu envie de lui répondre mais rien n’est sorti. J’étais stupéfaite, bouche bée, atterrée. J’ai attendu quelques minutes qu’il se rende compte, qu’il manifeste une gêne. RIEN ! Tout était normal ! Après avoir passé en revue tout ce que je lui avais offert, il m’a même demandé d’écrire mon prénom et la date du jour sur la première page des bouquins, en souvenir de cette merveilleuse soirée. Vous allez me taper mais je l’ai fait !... Une conne ! C’est là qu’il m’a dit qu’il n’avait presque rien pour moi et qu’il avait failli m’acheter des DVD !... Après, il s’est levé pour prendre un truc dans ses placards de cuisine et sur son bureau avant de me tendre une gousse de vanille, un vieux sachet alimentaire usagé rempli de quelques feuilles de laurier, un magnet moche et un mini pochon en raphia. Il s’est rassis puis relevé précipitamment pour prendre quelque chose dans sa bibliothèque. Là, il m’a mis dans les mains une énorme roche volcanique ramassée à la Réunion et il s’est mis à me raconter sa balade dans le secteur du Piton de la Fournaise : « C’était in-cro-yable ! Sublime ! Je ne peux même pas te dire à quel point c’est beau et émouvant ! » OK. Il s’est relevé à nouveau et m’a mis alors dans les mains un minuscule bout de roche en me disant : « Tiens : j’ai pris celui-là pour toi. » On fait un point ensemble sur la taille de l’objet et la symbolique qui en découle ? C’était ma générosité qui le menaçait pour qu’il se sente obligé de me dire qu’il en avait une plus grosse que moi dans son slip symbolique ? Pathétique… Il a ensuite passé la soirée à orienter la conversation sur le cinéma. Il est en thèse de cinéma. Et il sait que je me fous du cinéma. J’ai fini par lui redire. C’est vrai : j’ai toujours eu du mal avec ces images imposées, surtout aujourd’hui… On est assaillis partout avec des pubs, des panneaux lumineux. Quand ma journée s’arrête, j’ai juste envie de prendre un bouquin… J’ai donc redit que ces images me fatiguaient. Réponse (accrochez-vous, c’est presque du Godard) : « Le cinéma, ce ne sont pas des images mais des plans et ça s’apprend en fait. » Je vous dispense de la description de son regard méprisant, comme si j’étais la dernière des connes. J’ai hésité toute la soirée entre péter clairement les plombs ou jouer son jeu pour voir jusqu’où il était capable d’aller. J’ai opté pour la deuxième option. Je me sentais si gênée d’être obligée de le rappeler à une comptabilité justement... Je déteste plus que tout être obligée d’expliquer des évidences… Je ne donne pas pour recevoir, je vous jure, mais il y a des limites. Je me suis sentie si humiliée que j’ai joué la comédie pour donner le change. Quand je suis partie, c’était clair pour moi que je ne le reverrais plus jamais. Vous vous rappelez, il y a deux ans ? Je m’étais accrochée avec lui. Il m’avait laissée complétement en plan après un gros choc émotionnel. Le contraire d’un vrai ami… Je le lui avais dit sans ménagement, à l’époque, et on ne s’était pas vus pendant six mois. Hélas ! mes mots se sont envolés au fil du temps et il me répétait sans cesse, dernièrement, qu’à cette période, j’avais juste besoin de lui en vouloir et d’être violente. J’ai mis du temps à entendre qu’il n’entendait pas justement. Et que la thèse qu’il avait décidé de retenir était en sa faveur : elle n’incitait à aucune remise en question de sa part… Tout ce que j’avais dit (son narcissisme de merde, son ego surdimensionné, son égoïsme) était passé à la trappe ! Dans le taxi pour rentrer, je me suis souvenue d’une chanson de Tracy Chapman que j’écoutais en boucle à l’adolescence : Telling stories. À un moment, elle dit : « There is fiction in the space between you and reality » … C’était un très bon résumé… En arrivant en bas de chez moi, j’ai posé ses petites crottes (c’est comme ça que j’appelle ses cadeaux, si on peut appeler ça des cadeaux…) sur le trottoir et je les ai prises en photos avant de les balancer à la poubelle. Et après, j’ai bloqué son numéro. C’était affreux d’avoir été coincée précisément par ma politesse et mon savoir-vivre face à son dédain et son indifférence. Tout semblait lui être dû. Il n’y avait que lui dans la pièce… Vous me connaissez : je ne sais pas faire semblant et je suis sûre que j’ai laissé échapper des expressions effarées et déçues pendant cette soirée atroce. Il n’a rien vu. Il s’est regardé sans se voir, en fait... S’il s’était vu, il serait mort de honte.


*Le prénom a été modifié.


◊◊◊



Cette patiente a raison : son ami a failli, tout court. Si un de nos proches se regarde sans se voir à ce point, pour sûr, nous avons à passer notre chemin. Il n’y a ni âge ni sexe pour le tout-à-l’ego. Mais, si nous ne voulons pas garder en mémoire ces tristes rencontres trop longtemps, il est bon de savoir que nous avons affaire ici à un narcissisme dévoyé, déformé, amplifié. En bref, un narcissisme d’enfant à l’âge adulte, pathologique, qui a perdu sa fonction initiale pour un amour de soi suffisant et structurant. Ce qui se crie avec tant d’assurance contre le principe de réalité est toujours la marque d’une faille douloureuse ou d’une angoisse immense. Ce type de narcissisme évite, bien sûr, au sujet de se poser les bonnes questions et de rectifier sa trajectoire. Dans le cas présenté ici, nous pourrions, par exemple, interpréter le comportement de Théo comme une réaction épidermique face à la menace que peut représenter pour lui la générosité de son amie. Peut-être pense-t-il, en son for intérieur, qu’il ne la mérite pas ? Ou encore comme un établissement de rapports de force car il ne se sent pas à la hauteur de son amitié. En recevant son amie chez lui, il l’invite sur son propre terrain ; terrain sur lequel il peut ne faire aucun cas de ce qu’elle aime et par là s’offrir l’impression de reprendre la main et de dominer dans la relation : il fait son cinéma et prépare ce qu’il veut manger. Toutes ses défenses ont transformé cette réunion en fiasco.


À trop clamer sa prétendue supériorité, on risque de faire entendre aux plus attentifs précisément toute la déchéance intérieure qui travaille en sous-sol et qui tente de faire splendide figure. Les dictons nous mettent en garde, d’ailleurs, contre notre côté bon-public : ne dit-on pas que tout ce qui brille n’est pas or et qu’il ne faut pas se fier aux apparences ? Écoutons avec sagesse la musique derrière le brouhaha des âmes qui refusent de se dire en détresse. Ne nous laissons ni duper ni blesser par ce qui brille artificiellement et ce qui fuit avec autant de force les accrocs et méandres douloureux de l’existence. Quand le narcissique pathologique affirme, on peut être sûr qu’il s’affermit en fermant. En fermant quoi, me direz-vous ? La porte qui s’ouvre sur sa vérité. En clair, la porte qui mène au noyau, au cœur, là où ce qui se débat prendrait de bien trop grands risques à se laisser pleurer. Rien ne peut être affronté, rien ne peut être éclairé. Tout doit rester dans le noir, dans la pénombre du déni, du refoulement voire de la forclusion – c’est son économie psychique qui en dépend. Sa porte reste ainsi fermée à l’autre, aux autres et au grand Autre, évidemment.




Bibliographie

La Culture du narcissisme, de Christopher Lash (1979)



Telling stories, chanté par Tracy Chapman (2000)





Illustration

Montage personnel de deux plans du film Shining, de Stanley Kubrick (1980)




Copyright © 2022 Justine Gossart, tous droits réservés.

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