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Au Bonheur du Diable



Pour Anne L.



« Je suis une force du passé. À la tradition seule va mon amour. Je viens des ruines, des églises, des retables, des bourgs. »

Pier Paolo Pasolini



Parlons d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… Paris, en ce temps-là, offrait un tout autre visage à ses badauds qui s’aventuraient aux abords de la Samaritaine. Au printemps, on s’y rendait pour y acheter des boutons ou des rubans. L’escapade se terminait toujours au dernier étage, avec vue sur la Seine et le Pont Neuf, devant un chocolat liégeois en compagnie de vieilles dames poudrées et indignes. À l’époque, tout le monde pouvait se payer ce plaisir. À Noël encore, les vitrines étaient pleines de jouets animés – poupées-pâtissières confectionnant tartes aux fraises et papillotes, lutins mutins cachés dans des forêts de plastique vert, gros oursons en peluche se contorsionnant dans des danses qui faisaient rire petits et grands. Dans le dédalle de rues autour de cet immense vaisseau tout plein de fanfreluches, ça vendait des marrons chauds, ça distribuait aux gosses sages des poissons rouges dans des sachets transparents, ça criait, ça se garait n’importe comment et gratuitement, ça se saluait, ça allait faire des pauses cigarette en blouse sur les trottoirs, ça déchargeait de la marchandise et ça déjeunait dans les brasseries du Quai du Louvre. Une ville grouillante dans la ville. Une ville où se côtoyaient riches et pauvres, prolétaires et bourgeois. À la Samaritaine, jadis, on pouvait se payer un rouge à lèvres bon marché comme un sac à main Hermès. Il y avait de tout, en matière d’hommes et en matières premières. Tout le monde avait en tête les grandes pages des chefs-d’œuvre de Zola et d’Aragon et les vieilles photographies jaunies de la façade de La Belle Jardinière. Toute la mythologie des grands magasins parisiens du XIXe siècle était là, toujours vivante ; grands magasins dans lesquels les bourgeoises en mal d’aventures chipaient et glissaient leur butin dans leurs manchons de fourrure. Les grandes cleptomanes, les chapardeuses, que recevait De Clérambault à la Salpêtrière, ébaubi de constater tout ce que l’industrie pouvait produire de pathogène… Le Diable était déjà là, pour sûr, mais il n’avait pas encore aspiré tout le souffle vital de cette humanité foisonnante. Le Diable n’avait pas encore divisé pour mieux régner et saccager.


À l’heure où nous écrivons, les dames de Zola ont disparu et le paquebot dont parlait Aragon a perdu son âme ainsi que ses lettres de noblesse qui ornaient son toit. Maintenant, le Diable décrète, sur toutes les façades du grand magasin, que Paris est magic – parce que le Diable est américain, évidemment. Il a détruit un immeuble haussmannien de la rue de Rivoli pour fabriquer à la place un bloc de verre ondulé sur lequel tous les narcissismes peuvent miroiter et dans lequel on peut se sustenter de french terroirs. Un peu plus loin, dans le bâtiment central, des milliardaires peuvent acheter bijoux et sacs de luxe dans une ambiance duty-free d’aéroport, quintessence du no-man’s land. Plus personne ne parle français, bien sûr, et l’on ne croise que des touristes étrangers, ou le vrai visage du progrès mondialiste. Les vitrines ne présentent plus rien que des écrans de spots publicitaires pour des marques du groupe LVMH. Les pauvres ont déserté et les glaces du dernier étage sont désormais réservées à la clientèle de l’hôtel de luxe Cheval Blanc qui monnaient ses nuits à plus de 2000 euros par personne. Nous invitons les sceptiques à se rendre rue de la Monnaie (ça ne s’invente pas) et à se tourner en direction de la rue de Rivoli, dos à la Seine. De l’autre côté, la rue du Roule qui débouche sur l’église Saint-Eustache. Le temple de l’argent dans la ligne de mire de l’ancestral – à moins que ce soit l’inverse… Pour les plus désolés d’entre nous, il reste à allumer une bougie dans cette paroisse délabrée, abandonnée à la ruine du temps par les sans-cœurs vuittonés et diorisés, par les petites mains du Malin – on conjure le sort comme on peut... N’en a-t-il pas, au fond, toujours été ainsi ? Quand certains ne pensent qu’à dilapider leurs deniers pour quelques excrétions diaboliques, d’autres pleurent sur tout ce qui n’avait pas de prix avant. Ces deux rues, coupées par l’axe parisien est-ouest, se font face dans un contraste saisissant : le neuf dévolu au Laid et l’ancien consacré au Beau, le mausolée des ultra-riches et la demeure de tous. Un parfum ou un cierge ? Un sac ou une prière ? Un code de carte-bleue nonchalamment tapé ou une pièce glissée avec soin et solennité dans la fente du tronc paroissial ? Il n’y a plus qu’à choisir, le cœur ravalé et la main sur le porte-monnaie, toujours.




Bibliographie

Au Bonheur des Dames, d'Émile Zola (1883)

Aurélien, de Louis Aragon (1944)

Baise ton prochain, de Dany-Robert Dufour (2019)



Paris n'a plus l'air de Paris, chanté par Georges Chelon (1970)





Illustration

Photographie personnelle - rue de Rivoli à Paris, 19 mai 2023.




Copyright © 2023 Justine Gossart, tous droits réservés.

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