« Les lunettes cachent beaucoup de choses – même une larme dans l’œil. »
Kierkegaard
Le vendredi 7 décembre 2012, à Paris, en fin de journée, la librairie Lipsy a fermé définitivement ses portes dans l’indifférence générale d’une nuit hivernale comme les autres. A l’angle de la rue Monge et de la rue des Ecoles, elle accueillait, depuis 1978, les passionnés de psychanalyse. Autour de ses piliers qui organisaient si bien l’espace, il semblait plus aisé de naviguer dans les contrées tordues de la psyché. Il y régnait un silence salvateur dont tous avaient besoin. S’y croisaient des analystes, des analysants, des infirmiers, des psychologues et des étudiants. C’était un lieu de passage et un lieu de repos, un lieu d’apprentissage et un lieu de partage. Aujourd’hui, à la place de cet endroit magique, se trouve un opticien. Et nous n’aurions eu aucune raison de relever ce remplacement si les lunetiers ne pullulaient pas un peu partout en France depuis quelques années. Avez-vous remarqué que beaucoup de magasins – souvent des librairies – qui mettent la clé sous la porte sont remplacés par des vendeurs de montures ? Dans quelle optique ? La question posée est affaire de vision peut-être… et une telle visée ne peut pas échapper au regard. Au détour d’une promenade, ces boutiques nous surprennent, impriment notre rétine et nous désolent. Une focale plus tard et voici notre prisme trouvé : derrière la buée montée des larmes de nos yeux, le fond de l’œil rendu bigleux, une idée louche se profile et nous murmure que dans un monde où nous avançons tous à l’aveugle, l’acuité visuelle est à la mode. Pour échapper à la cécité des temps, nous pouvons maintenant, presque à chaque coin de rue, nous offrir de quoi cesser de larmoyer et de voir flou. A quoi bon des livres et de la psychanalyse quand la nouvelle chimère proposée est aussi simple et accessible qu’un lorgnon, des lentilles, des « solaires » ou encore des jumelles ? Voici le tout nouvel attirail du Voyant clairvoyant qui rêve de son propre observatoire ! La ligne de mire a été dégagée : nous en mettre plein la vue partout, de la manière la plus triviale et la moins symbolique qui soit. Aujourd’hui, quand on ne voit plus clair ou quand on a envie de pleurer, on chausse ses lunettes et basta !
Illustration
Accumulation de lunettes dans une boîte en bois, d'Arman (1961)
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