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Gare à la curée !




« L’être humain ne doit jamais cesser de penser. C’est le seul rempart contre la barbarie. Action et parole sont les deux vecteurs de la liberté. S’il cesse de penser, chaque être humain peut agir en barbare. »

Hannah Arendt


« Les mœurs sont souvent plus cruelles que les lois. Les mœurs, c'est les hommes ; mais la loi,

c'est la raison d'un pays. »

Honoré de Balzac

 


N’en déplaise aux nouvelles féministes, le mot curée que nous mettons à l’honneur aujourd’hui ne désigne pas une femme prêtre. Notre langue est plus maligne que ça : il ne lui suffit pas d’ajouter un petit e pour se parer d’un jupon sans réfléchir. La curée donc, terme un peu désuet, est l’objet de la première chronique de l’année car il nous trotte dans la tête depuis un certain temps. Il désigne, à l’origine, les bas morceaux de gibier abattu que l’on donnait en pâture aux chiens, en récompense, à la fin d’une partie de chasse – une portion de la bête abandonnée à d’autres bêtes. Plus de contrôle car la horde n’est plus aux ordres des maîtres. Plus de règles car, le temps d’un gueuleton sur l’herbe grasse, les chiens peuvent sortir les crocs, déchiqueter, éventrer, étriper, éviscérer sans scrupules. Et surtout sans risque de se faire houspiller ensuite. La curée des chasseurs, c’est un cadavre livré à la meute qui n’aura droit à aucun égard – ni un petit trou dans la terre comme dernière demeure, ni un plat en étain posé sur une table de festin.

 

La curée, c’est aussi le mot que Zola a choisi pour le titre de son deuxième volume des Rougon-Macquart. Il y raconte l’histoire d’Aristide Rougon, dit Saccard, qui va connaître une ascension fulgurante en participant au dépeçage de Paris par les spéculateurs lors des grands travaux du baron Haussmann. Son personnage réussit mais tout son monde se dénature au fil du roman : sa première femme meurt, sa seconde épouse tombe amoureuse de son fils Maxime (né de son premier mariage) et ce dernier s’enlise dans l’oisiveté crasse de la bourgeoisie du Second Empire. Vous l’aurez compris : Zola dénonce les affreux boursicoteurs qui débitent Paris comme une vulgaire carcasse. La curée de Zola, c’est un patrimoine, une histoire et des petites gens des faubourgs dévorés par le règne pervers de l’argent qui n’ont droit à aucun égard et surtout à aucune justice.

 

La curée est, par essence, l’endroit où la justice n’a pas le droit de cité. Elle est le lieu intime de nos barbaries intérieures, celles qui ne réclament que les larmes et le sang. Celles qui ne veulent plus de jugements mais seulement des sentences sans appel. Celles qui se moquent de tout puisqu’elles pensent détenir la vérité. Pour se repaître comme il faut, tous les moyens sont bons pourvus qu’ils soient rapides, expéditifs et apparemment unanimes. La curée ressemble à s’y méprendre à ce que nous dit Hannah Arendt du totalitarisme, même si elle continue de prétendre à la démocratie : elle tend à la totalité et elle n’admet que son point de vue – point de vue unique, que l’on trouvera dans la presse et les médias sans aucune nuance. Toute parole autre sera dénaturée, ridiculisée, bafouée, éliminée. Sa dynamique est ontologiquement autodestructrice – invitations à la délation (sport national français, s’il en est !) et attaques de la culture – y a-t-il un rapport entre les films d’un réalisateur et d’un acteur ou les livres d’un écrivain et leurs présumés agissements personnels dans la sphère privée ? Les autodafés en tous genre ne semblent plus inquiéter personne… La dévotion au chef d’un parti semble être supplantée, depuis quelques années, par la dévotion à une moraline douteuse. Les nazis défendaient l’idée dangereuse d’une pureté de la race quand nos contemporains défendent l’idée suspecte d’une pureté morale. L’ennemi ne meurt jamais et change sans cesse de visage car ce qui compte, c’est d’alimenter la pire paranoïa à coups de surveillances et de polices populaires. Tout est bon pour écraser l’ennemi du moment sans plus jamais convoquer la Justice et la laisser faire son travail.

 

Nous n’en avons cure de savoir sur qui la horde se déchaîne : la question n’est pas là. Nous posons juste ici que, quand toute idée de justice disparaît progressivement emportant avec elle la présomption d’innocence, il y a dans l’air comme un parfum de mort propre à tous les totalitarismes. Une immense désolation du cœur, lancinante et un peu floue, face à cette obsession du ressenti qui se moque bien des faits – seuls éléments que la Justice examine, précisément, pour sauvegarder la neutralité et l’efficacité du droit. Et nous pouvons gager, sans trop nous avancer, que si la horde réalise un jour ce qu’elle a été – des hommes dépourvus d’humanité, devenus des barbares – il sera trop tard. L’Histoire nous l’a déjà prouvé malheureusement. Rien de bon ne peut sortir d’un tel procédé car il déshumanise et le nouveau gibier et la meute. Nous devons toujours nous demander ce que nous valons quand nous acceptons de hurler avec les loups et quand nous laissons écrire sur les murs de nos villes des mots tels que « séparer l’homme de l’artiste à la hache ». Alors, gare à la curée ! Et bonne année !


 

 

Bibliographie

La Curée, d’Émile Zola (1871)

Les origines du totalitarisme, de Hannah Arent (1951)

Eichmann à Jérusalem, de Hannah Arendt (1963)



Illustration

Chiens de chasse avec lièvre mort, de Gustave Courbet (1857)




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