« L’angoisse suppose le désir de communiquer. »
Georges Bataille
Beaucoup d’entre nous se demandent à quoi sert YouTube. Il y a bien sûr des vidéos – les fameux « tutos » – qui dépannent : recette de la pâte sablée, comment dégripper une serrure, enlever un point noir sans laisser de cicatrice, réussir son trait de liner, etc. Il y a aussi les vidéos de musique ou encore d’extraits de films, bien pratiques pour se détendre ou pour rêvasser dans la salle d’attente de son psy ou sur le chemin des courses du soir avant de rentrer. Mais il y a aussi sur YouTube le monde merveilleux des Madame Bovary 2.0. Des centaines de milliers de vidéos de femmes (le plus souvent en couple et/ou mères de famille) qui partagent avec le monde entier le néant de la ménagère… Regardons de plus près ce que ça donne.
Notre salle de bains zéro déchet : généralement filmé caméra au poing, dans un espace réduit. Plan d’ouverture qui balaie la pièce, souvent accompagné de la phrase suivante : « Bon, je fais cette vidéo car il y en a beaucoup parmi vous qui me l’ont demandée ! » Quand elle croise le miroir au-dessus du lavabo, Madame Bovary 2.0 se fend toujours d’un « coucou » à sa communauté avant d’expliquer que le dentifrice solide et les pains de savon sont meilleurs pour les humains et pour la planète. Il peut arriver qu’elle ajoute : « Mon homme aussi adore les savonnettes ! »
Retour de courses : généralement filmé en plan fixe, vue plongeante sur un plan de travail de cuisine à l’américaine. Plan d’ouverture qui entre dans la maison, avec bruit de pas, souvent accompagné de la phrase suivante : « Bon, les loulous, aujourd’hui, c’est retour de courses parce que le frigo était vide ! » Quand elle commence, Madame Bovary 2.0 se fend toujours d’une justification du type « je vous préviens : tout n’est pas healthy » avant d’expliquer ce qu’elle va faire avec la mozzarella, les pâtes, les escalopes de dindes et le chorizo. Il peut arriver qu’elle ajoute : « On est vraiment des gourmands dans la famille ! »
Ma vie de maman : généralement filmé en plan fixe, face à un canapé. Plan d’ouverture directement dans l’intimité d’un salon, souvent accompagné de la phrase suivante : « Bon, je sais que ça ne va pas intéresser tout le monde, mais j’avais envie de partager un peu de ma vie de maman avec vous ! » Quand elle commence, Madame Bovary 2.0 se fend toujours d’un commentaire du type « un enfant, ça change une vie » avant d’expliquer comment elle gère son planning et comment elle jongle entre l’école, les repas et les activités extra-scolaires. Il peut arriver qu’elle ajoute : « C’est pas de tout repos mais j’adore ça ! »
Je change mes draps : généralement filmé caméra au poing, dans un espace réduit. Plan d’ouverture qui balaie la pièce, souvent accompagné de la phrase suivante : « Bon, aujourd’hui, je change mes draps avec vous ! » Quand elle commence, Madame Bovary 2.0 se fend toujours d’une excuse du type « j’ai craqué chez Leclerc » avant d’expliquer que les promos valaient vraiment le coup et qu’elle ne pouvait pas passer à côté d’une parure saumon en polyester. Il peut arriver qu’elle ajoute : « J’espère que ça plaira à mon chéri ! »
Produits terminés : généralement filmé en plan fixe, face à un fauteuil. Plan d’ouverture directement dans l’intimité d’une pièce, souvent accompagné de la phrase suivante : « Vous allez voir : il y en a beaucoup ! » Quand elle commence, Madame Bovary 2.0 se fend toujours d’un « ohlala » en prenant une panière remplie de produits courants vides avant d’expliquer à quel point elle a aimé des crackers goût champignons, une mousse de douche au patchouli et à la rose de Damas ou encore un shampooing sec à la noix de coco. Il peut arriver qu’elle ajoute : « C’est mon mari qui va être content que je jette tout ça ! »
On tond le jardin : généralement filmé caméra au poing, en extérieur. Plan d’ouverture qui sort de la maison, avec bruit de pas, souvent accompagné de la phrase suivante : « Bon, les chouchous, aujourd’hui, c’est dimanche et c’est mission jardin en famille ! » Quand elle commence, Madame Bovary 2.0 se fend toujours d’une remarque du type « le temps n’est pas terrible mais on va profiter quand même » avant d’expliquer comment elle va occuper ses mômes avec râteau, pelle et tuyau d’arrosage. Il peut arriver qu’elle ajoute : « Et mon nounours ne chôme pas non plus ! »
Mon couple : généralement filmé en plan fixe, face à un canapé. Plan d’ouverture directement dans l’intimité d’un salon, souvent accompagné de la phrase suivante : « Envie de parler de moi, enfin… de nous ! » Quand elle commence, Madame Bovary 2.0 se fend toujours d’une maxime du type « l’amour, c’est un travail de tous les jours » avant d’expliquer comment elle a rencontré son Jules et comment ils ont failli divorcer avant de finalement décider de rester ensemble. Il peut arriver qu’elle ajoute : « C’est quand même mieux pour les enfants ! »
20 faits sur moi : généralement filmé en plan fixe, face à un lit. Plan d’ouverture directement dans l’intimité d’une chambre, souvent accompagné de la phrase suivante : « Bon, mes choupinous, vous savez que je veux préserver ma vie privée mais aujourd’hui, j’avais envie de faire une vidéo pour que vous me connaissiez mieux ! » Quand elle commence, Madame Bovary 2.0 se fend toujours d’une précision du type « vous allez voir : il y a des choses profondes et des choses plus légères » avant de raconter sa couleur préférée, son petit péché-mignon pour le chocolat aux noisettes et sa passion pour les chats. Il peut arriver qu’elle ajoute : « Voilà, maintenant vous en savez un peu plus sur moi ! »
Nous pourrions continuer à l'infini ce petit exercice d’inventaire, parce que les Madame Bovary 2.0 vont aussi chez le coiffeur ou chez le proctologue, mangent des bonbons outre-Atlantique, font la lessive avec des copeaux de savon de Marseille ou encore ratent une recette de lasagnes Vegan… Ne nous moquons pas d’elles et essayons de les entendre. On pense à Mrs. Watts, assassinée aux Etats-Unis par son mari : elle filmait tout, en permanence, depuis des années, et postait les exploits de sa vie quotidienne sur les réseaux sociaux. Elle a sans doute cru partager, sincèrement, voire même apporter quelque chose à ceux qui la regardaient. Elle filmait pourtant le vide abyssal de son existence sans rien y comprendre et – à n’en pas douter – ses échecs, ou tout ce qui manquait. Dans l’indifférence générale.
L’époque est au nihilisme et on en vient à regretter les poètes désespérés et sans espoir d’autrefois qui se cachaient pour mourir… Aujourd’hui, des femmes montrent leur rien. Elles donnent à voir le trou noir du Réel. Mais personne ne semble le comprendre vraiment. Alors, perversion des temps, ce tranchant de l’angoisse est alimenté sourdement par chaque spectateur qui pose les yeux sur elles. Au lieu de leur porter secours en refusant d’assister à cette mascarade, chaque spectateur les regarde s’embourber. Chaque spectateur est un sans-cœur coupable.
Bibliographie
Séminaire X – L’Angoisse, de Jacques Lacan (1962-1963)
Filmographie
L’Affaire Watts : chronique d’une tuerie familiale, documentaire de Jenny Poppelwell (2020)
Illustration
Photographie personnelle - Liste de courses analytique, 2 février 2021.
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