Quand la terre semble se dérober sous les pieds des amoureux de la littérature, assaillis dès l’entrée des librairies par des récits et témoignages en tous genres, voici qu’un écrivain venu du Nord de la France nous rend enfin aux joies de la fiction. Finis les appels d’offres au parfum de scandale : nous voici embarqués quelque part en France aux côtés d’un jeune paumé dont on ignore le nom. Dans la dèche à Roubaix et ailleurs... Sa chute commence le jour où son père le met à la porte de la maison familiale, dans un fracas apocalyptique et absolument délirant. Le roman va alors rapidement prendre un tour picaresque. Le narrateur va rencontrer son acolyte : un escroc sans envergure, sur la pente glissante de la catastrophe personnelle. Son picaresque a le rouge des briques des anciennes cités industrielles abandonnées à leur sort ou le gris du béton des cités-dortoirs – c’est selon.
Divine comédie des non-dupes, errants entre les jouissances de l’argent et l’angoisse des bas-fonds de la folie, la traversée dans laquelle le lecteur est emporté se fait au milieu de pauvres gens qui n’attendent que le versement des allocations le 5 du mois, pris en tenaille entre le manque et la dette. Elle se fait aussi à pied sous la pluie ou à cent à l’heure dans des voitures volées pour se croire riches et sauvés quelques heures. Sous nos yeux, et presque avec notre complicité, le narrateur picole comme un trou pour éprouver son vide, veille sur deux toxicos par ennui, zone partout et nulle part, roule en Mercedes ou dans des camions fracturés dans l’espoir qu’il se passe quelque chose, assiste à une scène de ménage burlesque en spectateur immobile, ment à qui mieux mieux, tire sur la lune avant de tirer un coup, surveille une plantation de cannabis dans un hangar miteux en rêvant de jours meilleurs et devient presque fou sous l’effet des toxiques. Scènes de la vie de bohème… Il nous entraîne là où son cœur s’est glacé. Le non-dupe aime trop l’errance pour la vivre à moitié.
Mais parfois, à la faveur d’un parfum féminin, très loin de l’absence d’odeur de la thune, une lueur apparaît, fugace et impossible à attraper. La lumière pointe, de temps en temps, le bout de son nez. Le narrateur n’est pas dupe quand il se fait poète. Il n’est pas dupe quand il affronte ses souvenirs et survole ses blessures. Il n’est pas dupe quand il se laisse séduire ou quand il repense à sa mère. Il n’est pas dupe quand il accepte d’entrevoir ce qui n’a pas de prix. C’est un cœur tendre par intermittence qui pleure son enfance dans une veste en fin de vie. Cœur d’artichaut, il pressent la fin des haricots, la mort d’un monde – le monde ouvrier. Le monde d’hier en bandoulière pour conjurer le tranchant du présent… Mais point de lendemain pour celui qui ne croit pas encore à son destin, jusqu’à la toute fin de l’histoire. Le narrateur parvient tout de même à toucher du doigt ses élans de romancier. La Sainte Touche est un sacré premier roman où l’on retrouve tous les ingrédients de la littérature prolétarienne : parents ouvriers, autodidactie et témoignage d’une classe sociale à la dérive et menacée de disparition. On regrette simplement que l’éditeur et les médias aient tant insisté sur le métier de l’auteur. Qu’importe la nomination professionnelle quand ce qui compte, c’est le courage d’écrire, qui que l’on soit et d’où l’on vienne. Ce qui compte, c’est la force de la fiction que l’on porte en soi et qu’on décide de partager avec le monde.
Une fois le livre refermé, après ce voyage improbable, on a envie de l’offrir et de prendre la plume pour écrire : « Quand la terre semble se dérober sous les pieds des amoureux de la littérature, assaillis dès l’entrée des librairies par des récits et témoignages en tous genres, voici qu’un écrivain venu du Nord de la France nous rend enfin aux joies de la fiction... »
Bibliographie
La Sainte Touche, de Djamel Cherigui (2021)
Illustration
Le Voyage dans la lune, de Georges Méliès (1902)
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