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Performance(s)



« Précisions, statistiques : autant d’inutiles obscénités. »

René Crevel


« Le capitalisme libéral a étendu son emprise sur les consciences : marchant de pair avec lui sont advenus le mercantilisme, la publicité, le culte absurde et ricanant de l’efficacité économique, l’appétit exclusif et immodéré pour les richesses matérielles. Pire encore, le libéralisme s’est étendu du domaine économique au domaine sexuel. Toutes les fictions sentimentales ont volé en éclats. La pureté, la chasteté, la fidélité, la décence sont devenues des stigmates ridicules. La valeur d’un être humain se mesure aujourd’hui par son efficacité économique et son potentiel érotique [...]. »

Michel Houellebecq



Avec Léa, je sors complément de ma zone de confort. C’est une nouvelle aventure. Elle me challenge et me fait processer tous les jours ! Tous les matins, on checke ensemble la To Do List et le rétroplanning du frigo pour rester focus sur notre boîte à outils et nos items. En one to one, on amorce plein de changements, comme une équipe-projet. C’est chaque jour du win-win. Notre pattern amoureux, c’est un serious project. Notre organisation de couple nous permet ainsi d’optimiser et de maximiser notre impact sur les choses à solutionner. Léa est mon meilleur manager ! Elle me fait monter en responsabilité et en compétitivité. Je deviens à la fois talent et expert. Léa et moi, c’est du corporate pur parce qu’on a toujours un objectif ciblé ! On est une vraie team tous les deux ! Ça fait sens d’être deux leaders full speed.


Avant de la rencontrer, j’enchaînais les bullshit relationships chronophages. Je n’étais jamais force de proposition et ce n’était pas fun. Je n’atteignais jamais le next step avec les femmes. J’attendais la validation de la part de sex friends alors que je ne recherchais sur le fond qu’un plan love solide. On n’était pas franchement sur des good vibes… Mes sentiments étaient borderlines et toujours à flux tendu. C’était absolument contre-productif. Ça a vraiment fini par partir en live et j’ai fait un burn-out. J’ai entamé alors un process de reboote, un grand point d’étape de très haut level. J’ai arrêté le free style, en fait. Je me suis mis à chercher une targate digne de ce nom et j’ai fini par rencontrer Léa sur un site de rencontre. Ça fait bien le job, les applis. Step by step, on apprend à se connaître. Un jour, on s’est retrouvés dans un bar pour une happy hour : ce premier date, c’était cool. Une soirée-type parfaite quand tu veux bien cibler tes axes d’amélioration. Je lui ai fait un pitch incroyable. Elle était overbookée mais elle est restée parce qu’on était en phase. Léa, c’est l’histoire d’amour qui va bien au mec que je suis. Ça cochait toutes les cases. Bien sûr, elle a pris le lead très vite. Et maintenant, tous les soirs en rentrant du travail, même si je suis charrette, on brainstorme la journée : un grand débrief en présentiel, un grand feed-back en flex office. Typiquement, dans ces moments-là, nous n’avons pas de dead-line : ça dure le temps que ça dure. L’ambiance est chill, avec verres de vin et bâtons de légumes bio. Pour résumer, de façon totalement pratico-pratique, Léa est ma meilleure collaboratrice, ma meilleure partenaire.


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Voici ce que certains appelleraient les nouveaux éléments de langage de l’amour… Ou quand le monde merveilleux de l’entreprise (à l’américaine, bien sûr) s’immisce dans ce que notre intimité a, normalement, de plus sacré. Voilà ce que nous entendons de plus en plus souvent : des confessions amoureuses en forme de bilans de compétences. N’y a-t-il pas là quelque chose de profondément obscène ? Ce que le langage de l’entreprise a en commun avec la pornographie, c’est bien l’idée d’une performance justement. Les êtres sont aujourd’hui invités à performer, dans tous les domaines. Ils performent quand ils préparent un dîner pour leurs amis, quand ils répondent à leur patron ou quand ils tombent sous le charme de quelqu’un. Rappelons évidemment qu’il n’y a pas de performance sans public. Et la performance évoquée ici suppose toujours une exhibition, souvent très loin d’une réelle introspection. Il faut donc être d’accord avec l’idée d’entreprendre un dévoilement qui sera ontologiquement indécent et qui s’éloignera de toute volonté de communion gratuite. Nous parlons ici, évidemment, de la performance qui voudrait que des pénis bandent sept heures de suite ou que des employés bien obéissants cessent de compter leurs heures pour que leurs entreprises encaissent un maximum de bénéfices à moindres coups. Ainsi, quand le champ lexical du business et de la compétitivité commerciale supplante les alexandrins, le grand roman ou une nuit d’amour hors du temps – tout le gratuit de ce qui n’a pas de prix – au profit d’une monstration crue et chiffrable, l’amour se voit couper l’herbe sous le pied. Ne se suffisant plus à lui-même, en looser du risque improductif et castré, il n’a plus qu’à disparaître de nos vies, la queue basse et le regard mouillé.




Bibliographie

Eloge de l’amour, d’Alain Badiou (2009)

Le désir – L’enfer de l’identique, de Han Buyng-Chul (2012)


Illustration

Sans titre - Série Pornographie, d’Édouard Levé - photographie (2002)




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