« Le présent est aride et trouble, l’avenir est caché. Toute la richesse, toute la splendeur, toute la grâce du monde est dans le passé. »
Anatole France
Le DSM-V, ou Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et des troubles psychiatriques de l’Association Américaine de Psychiatrie, récence dix troubles de la personnalité comme suit : paranoïaque, schizoïde, schizotypique, antisociale, limite (ou borderline), histrionique, narcissique, évitante, dépendante et obsessionnelle-compulsive. Nous voilà bien avancés et surtout bien loin des trois grandes structures freudiennes (névrose, psychose et perversion) qui ont façonné la clinique européenne au XXe siècle ! En lieu et place de structures permettant aux cliniciens et analystes de ne pas naviguer à vue, nous sommes désormais sommés de nager en eaux troubles. Les grandes organisations psychiques ont été remplacées par un troublant concept qui a la force de dire tout et rien à la fois.
Ce qui est certain, c’est la disparition d’une grande partie des symptômes névrotiques. Beaucoup de patients se présentent à nous simplement incapables de dire autre chose qu’un malaise diffus, un sentiment d’échec et un état de dépression sans cause identifiée. Mais plus de TOC, ni de conversions somatiques. La détresse est confuse, sans contours réels. La demande est donc floue. Comment s’y retrouver ? Bien que souvent accrochés à nos bonnes vieilles structures d’autrefois, nous sommes tous assaillis par la confusion générale. Ce monde, si attaché à diagnostiquer la psyché dès qu’il le peut (du magazine féminin au cabinet de médecine générale), met à notre disposition bien plus que les dix troubles du DSM-V. Il y a le trouble du spectre autistique, les troubles alimentaires, le trouble dyslexique, les troubles du voisinage, le trouble dans le genre, les troubles cardio-vasculaires, le trouble de l’humeur (cyclothymie), les troubles politiques, le trouble narcoleptique, les troubles de la mémoire, le trouble dysorthographique, les troubles de l’érection, le trouble urinaire, les troubles du neurodéveloppement, le trouble de stress post-traumatique, les troubles du déficit de l’attention ou encore le trouble fonctionnel… Nous noterons d’ailleurs que la plupart de ces troubles ont revêtu les ors de l’euphémisation, afin que rien ne soit nommé correctement et clairement. En effet, les bonnes nominations ont ce désavantage fâcheux de déplaire, de contrarier, voire de choquer – de donner à penser, en somme. Il ne faudrait donc pas que les individus soient troublés par une sentence trop limpide, ce qui viendrait peut-être confirmer le rôle trouble des psychanalystes… Perdus dans un océan de confusion(s), nous sommes incités à rester à la surface en ne s’attachant qu’à ce qui trouble a priori les individus et non plus à ce qui constitue leur organisation psychique. Le trouble, en roublant ainsi le Moi, empêche tristement un travail des profondeurs. Et c’est bien cela qui devrait nous troubler…
Il nous reste enfin deux questions à poser : le psychanalyste ne doit-il pas être un trouble-fête ? Le transfert n’est-il pas un trouble amoureux – seul trouble digne de ce nom, car épreuve de vérité ? La psychanalyse sème le trouble dans les représentations souvent brumeuses, nuageuses et factices de la conscience. Elle trouble pour rendre à nos eaux boueuses tout l’oxygène qui viendrait des bas-fonds. Elle agite, elle bouleverse, elle désempare parfois, pour remettre de l’ordre et de la clarté dans le flou artistique de nos petits mondes dévastés.
Illustration
Echo-graphie 3, de Gabriel de Vienne (2011) – Tirage RC brillant
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