« L’œil ne peut donc dire à la main : ‶Je n’ai pas besoin de toi″. »
Premier épître aux Corinthiens (12, 21)
Depuis que la main invisible de Tocqueville a définitivement fait main basse sur nos vies, nous ne semblons plus avoir la main sur nos destins. La course aux intérêts individuels a poussé, depuis les années 60, la plupart des individus vers le secteur tertiaire. Il s’est présenté comme le Graal, comme le seul moyen par lequel réussir sa vie. Nous avons donc déserté les usines, l’agriculture, la manutention et l’artisanat. Nous avons déserté les savoir-faire au profit des savoir-être si chers au lexique de l’entreprise. Il est toutefois légitime aujourd’hui de se demander si l’être n’est pas en train de disparaître précisément parce qu’il ne sait plus rien faire de ses dix doigts.
Nous sommes les mains désarmées de Jack.
À coups de frappe sur des claviers d’ordinateur, nous avons l’immense chagrin de constater chaque jour que nous avons maintenant, au bout des bras, deux mains gauches. Les librairies nous proposent d’ailleurs un peu partout des cahiers de coloriage pour adultes car nous ne sommes plus capables de dessiner à main levée. Nous n’avons plus rien d’autre sous la main pour exprimer un semblant de créativité… Nous mettons donc notre main feu que c’est là le sommet de l’expression artistique.
Nous sommes les mains désincarnées de Jack.
Enfermés dans des bureaux et bien assis sur des chaises ergonomiques, on nous ordonne de taper des notes dont on se lave les mains et que l’on remet ensuite en mains propres à un cadre dont l’unique fonction est de cadrer notre temps. Il nous a passé la main pour le sale boulot mais il la reprend aussitôt le travail achevé. Et bien sûr, il attend que nous lui mangions dans la main pour la prime de fin d’année. En fait de lèche, il ne faut pas y aller de main morte ! À ce jeu-là, certains gagnent toujours haut la main en donnant des coups de main le sourire aux lèvres tous les jours non-chômés que Dieu fait. Il faut que le cadre mette la main à la poche pour que nous puissions oublier notre condition.
Nous sommes les mains exploitées de Jack.
Postés devant la machine à café, nous balayons souvent d’un revers de main le sel de notre existence. Nous oublions, le temps d’un échange parfaitement stérile avec un collègue, que le travail en équipe est une illusion et que nous ne serons jamais comme les deux doigts de la main. Aucune entreprise n’a le cœur sur la main, pour personne. Nous voilà donc parfaitement esseulés, les mains liées et décorées d’un gobelet plein d’un jus infâme, à constater mornement que nous avons un poil dans la main gros comme un baobab car le désir a pris la poudre d’escampette.
Nous sommes les mains ankylosées de Jack.
Ceux qui étaient derniers dans nos classes, à l’école, ont mieux joué que nous. Ils ont souvent gardé la main en devenant boulanger, cultivateur, menuisier ou encore peintre. Ceux-là ont les mains propres et le geste sûr. Ils n’ont pas toujours les mains libres, certes, mais ils ont eu la main heureuse de ne pas applaudir des deux mains à la vie de bureau. Ils ont appris à mettre la main à la pâte en étant entre de bonnes mains dès le plus jeune âge. En quelques années montre en main, pendant que nous, nous perdions notre vie à l’université, ils ont appris des savoir-faire qui n’ont pas de prix. Les mains vides, nous voudrions maintenant faire des pieds et des mains pour être à leur place.
Nous sommes les mains désespérées de Jack.
Nous savons, dans un petit coin de nos cœurs, que ceux qui savent faire sont sans doute ceux qui savent aimer. Innocents aux mains pleines, ils sont la main tendue vers leur destin. Qu’ils aient la main lourde ou légère, leurs doigts ne glissent jamais quand le destin s’émousse et devient visqueux. Ils ont toujours la main verte quand il s’agit de faire fleurir la vie, loin du diktat de la performance inutile et sans retour de la bureaucratie.
Nous sommes les mains pétrifiées de Jack.
Il reste, aux plus désabusés de ceux qui ont raté le coche de l’action, le divan. En sous main, et bien installés, ils se demanderont comment reprendre la main et main-tenir du sens. Et si la psychanalyse se propose d’explorer l’esprit, nous savons qu'elle ne doit pas pour autant oublier de questionner les corps. Bien sûr, dans un cabinet, assis ou allongés, les patients sont sommés de rester dans une posture statique propice à l’aventure de l’âme ; et même si certains symptômes s’invitent parfois, laissant le corps parler, quelque chose du faire est toujours un peu escamoté. L’analyste est là précisément pour prêter main forte et aider l’analysant à prendre son courage à deux mains quand Ça flanche. Le but n’est jamais de repartir une main devant, une main derrière… Simplement de se donner un coup de main pour que l’action reprenne ses droits et pour que l’être, à mains nues, embrasse son destin et arrête de s’en laver les mains.
Nous sommes, parfois, les mains pleines de courage de Jack.
Filmographie
Fight Club, de David Fincher (1999)
Monde nouveau, chanté par Feu! Chatterton (2021)
Illustration
Détournement de l'affiche du film Fight Club, par Harmony Voru-Igolen (2022)
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