« C’est alors qu’est arrivée cette chose étonnante : j’ai envoyé au tapis ce colosse. Toute ma tension intérieure, toute l’énergie accumulée se sont libérées et je l’ai étendu là, abattu aussi bien physiquement mais aussi psychiquement, comme il devait me l’avouer ensuite. Jamais personne n’y était parvenu. Il ne comprenait pas comment j’avais fait. »
Etty Hillesum
Le 17 août 1904, une jeune femme de dix-neuf ans est internée de force pour faiblesses nerveuses à la clinique du Burghölzli de Zurich. Elle est escortée par son oncle médecin et par un policier. Elle souffre de tics comme le fait de « rejeter la tête en arrière et de tirer la langue » ; et elle « rit et pleure dans un curieux mélange de comportements instinctifs ». C’est le jeune Carl Gustav Jung, disciple de Freud, qui va se charger de cette patiente hystérique. Elle s’appelle Sabina Spielrein et est née le 25 octobre 1885 à Rostov-sur-le-Don, en Russie, d’un père commerçant et d’une mère dentiste. Le père bat ses enfants, obligeant les frères de Sabina à embrasser la main avec laquelle il les moleste. Et Sabina raconte que son père la fesse « sur le derrière nu, parfois en présence de ses frères et sœurs ». Également, le patriarche menace régulièrement de se suicider, ce qui plonge la jeune femme dans une peur permanente de le perdre. Jung conclut que ses symptômes sont une manière d’exprimer à la fois le dégoût de ce qu’elle a subi et la culpabilité d’en avoir pris du plaisir. Grâce à son soutien, Sabina deviendra médecin en 1911 contre l’avis de sa famille et elle publiera un essai remarquable la même année : La Destruction comme cause du devenir. Elle y anticipe les futures théories freudiennes sur la sexualité et le concept de pulsion de mort. Voilà pour l’histoire officielle de la rencontre Jung/Spielrein. Il faut évidemment creuser et ajouter que Sabina fut la maîtresse de Jung pendant quatre ans et demi. Ils vécurent ensemble une folle passion qui déboucha sur une dénonciation : Sabina dénonça Jung à Freud.
Acte I
Sabina perdant patience d’être la maîtresse cachée, Jung pressentit que le vent allait tourner et redouta d’être contraint au divorce avec sa femme légitime. Il devança alors son amante pour se protéger en écrivant à son maître, en mars 1909 ; il lui dit redouter un « vilain scandale » venant d’une « patiente, que j'ai tirée autrefois d'une très grave névrose avec un immense dévouement, et qui a déçu mon amitié et ma confiance de la manière la plus blessante que l'on puisse imaginer parce que je lui ai refusé le plaisir de concevoir un enfant avec elle. »
Freud répond avoir entendu parler « d’une dame qui se serait présentée comme la maîtresse de Jung […] Mais nous étions aussi d’accord pour supposer que la chose en allait autrement et qu’elle ne pouvait s’expliquer sans un recours à la névrose de la part de la crâneuse. […] De telles expériences, bien que douloureuses, sont nécessaires et difficiles à éviter. Sans elles nous ne connaitrions pas réellement la vie et ce que nous faisons. En ce qui me concerne, je ne m’y suis jamais fait prendre aussi gravement mais j’en ai été très près à plusieurs reprises et n’y ai échappé que de peu. Je crois que ce sont les tristes nécessités de la vie qui pesaient sur mon travail, et le fait que j’avais dix ans de plus que vous quand j’en suis venu à l’analyse qui m’ont préservé d’expériences semblables. Mais cela ne laisse pas de blessure durable. Elles nous aident à développer la peau épaisse dont nous avons besoin pour dominer "le contre-transfert", lequel constitue, après tout, un problème permanent pour nous. Elles nous enseignent à placer nos propres affects dans une situation plus avantageuse. C’est un mal pour un bien. La façon dont les femmes s’y prennent pour nous charmer au moyen de toutes les perfections concevables de l’esprit, jusqu’à ce qu’elles atteignent leur but, est l’un des plus grands spectacles de la nature. Une fois le succès obtenu ou que son inverse est devenu certain, la constellation change de façon étonnante. » Freud termine en conseillant à son disciple de laisser « de côté toute réaction affective jusqu’à toute sympathie humaine. » Deux jours plus tard, Jung ose répondre ceci : « Je n’ai vraiment jamais eu de maîtresse, je suis vraiment le mari le plus inoffensif qu’on puisse imaginer. »
Acte II
Voilà que Sabina entre enfin en scène et demande à Freud une entrevue concernant une « affaire de la plus haute importance. » Cette première missive du 30 mai 1909 est assez floue, Sabina ménageant à merveille le suspens. Freud informe Jung de cette lettre et ce dernier, pleutre jusqu’à l’os, avoue que Sabina fut son « cas d’apprentissage » et qu’il s’est « finalement senti pratiquement obligé moralement de lui accorder largement mon amitié ; jusqu’au jour où j’ai vu qu’un rouage était par là involontairement mis en mouvement, raison pour laquelle j’ai enfin rompu. » Freud répond à la jeune femme qu’il a besoin de précisions avant de lui accorder un entretien à Vienne. On sait qu’elle lui répondit mais n’avons pas trace de cette réponse, la lettre n’ayant pas été retrouvée. Freud lui réécrit, prenant le parti de son disciple : « Le Dr Jung est mon ami et mon collaborateur ; je crois le connaître par ailleurs et je suis en droit de supposer qu’il serait incapable d’agir à la légère ou de façon inélégante. Je répugne à m’ériger en juge dans des affaires qui le touchent de près ; je n’y ai aucune compétence et si j’y étais requis, je ne désobéirais pas à cette antique règle de droit : audiatur et altera pars » – « il faut entendre les deux parties ». Il termine ainsi sa réponse : « Mais si je puis me permettre, sur la base de ce que j’ai supposé plus haut, de vous adresser un mot, j’aimerais vous inciter à un examen personnel afin que vous sachiez si les sentiments qui ont survécu à cette relation ne mériteraient pas par exemple d’être refoulés et relégués, dans votre propre psyché s’entend, et sans intervention extérieure, sans faire appel à une tierce personne. »
Acte III
Sabina décide alors de riposter et d’aller au bout de la dénonciation. Elle est déçue, épuisée et dégoûtée par cette réponse du maître de son maître qui l’a fait pleurer. Elle va casser les convenances, cesser de parler la langue fausse et elliptique de la bourgeoisie et va appeler un chat un chat : Jung a été son amant et elle le raconte le plus clairement du monde à Freud dans une longue lettre datée du 10 juin 1909 et à laquelle elle ajoute des lettres de Jung à sa mère, dont celle-ci, plus choquante que savoureuse : « De médecin, je suis devenu son ami en cessant de maintenir à l’arrière-plan mon véritable sentiment pour elle. J’ai d’ailleurs pu d’autant plus facilement abandonner mon rôle de médecin que je ne m’y sentais plus tenu n’ayant jamais exigé d’honoraires. Or c’est cela qui détermine clairement les limites imposées au médecin. Vous comprendrez bien qu’il est impossible qu’un homme et une jeune femme se fréquentent sans qu’à la longue les limites de l’amitié fussent franchies, sans qu’il fût question d’autre chose, ne serait-ce qu’une fois. Qu’est-ce qui d’ailleurs les retiendrait de tirer les conséquences de leur amour ? En revanche, un médecin et sa patiente peuvent indéfiniment parler en toute intimité ; la patiente est en droit et en mesure d’attendre du médecin tout l’amour et toute l’attention dont elle a besoin. Le médecin, en revanche, connaît ses limites et ne les outrepassera jamais, car il est payé pour la peine qu’il se donne. Et cela lui impose une nécessaire limitation. C’est pourquoi je vous propose, afin que je n’aie pas à sortir de mon rôle de médecin puisque c’est ce que vous souhaitez, de me verser des honoraires à titre de dédommagement pour la peine que j’ai prise. Ainsi serez-vous absolument certaine qu’en toutes circonstances je respecterai mon devoir de médecin.
En tant qu’ami de votre fille, par contre, il me faut laisser au destin imprévisible le soin de décider de ce qui arrivera. Personne en effet ne peut empêcher deux amis de faire ce qu’ils veulent. J’espère, chère et respectée madame Spielrein, que vous me comprenez et que vous savez qu’il n’y a dans tout cela aucune bassesse, mais seulement l’expression de l’expérience et de la connaissance de soi.
Mes honoraires s’élèvent à Fr.10 – par consultation.
Je vous engage à choisir cette solution prosaïque, car elle est la plus prudente et ne crée pour l’avenir aucune contrainte. Bien amicalement. »
Sabina liste ainsi les lettres dégradantes pour elle que Jung a envoyées à sa famille dans son dos. Elle balance Jung. Elle dit toute sa blessure d’avoir été trahie par celui qu’elle avait élu comme maître et complice. Elle avoue au grand Freud ses errements, ses coups de folie, ses accès de rage face à ce médecin si inconséquent. Elle se dévoile de la manière la plus claire, sans pudeur et sans mensonge. Elle met son cœur sur la table, sans peur. Elle assume, la tête haute, tout ce qu’elle a traversé et tout ce qu’elle a subi.
Acte IV
Et, le 24 juin 1909, Freud lui répond ceci :
« Bien chère collègue,
J’ai reçu aujourd’hui du Dr Jung lui-même des éclaircissements en ce qui concerne l’affaire pour laquelle vous vouliez venir me voir ici ; et je constate que j’avais correctement deviné une partie du problème et que j’en avais reconstruit de manière erronée et à votre désavantage d’autres aspects. Ce pour quoi je vous prie de bien vouloir m’excuser. Mais mon erreur répond tout à fait à mon respect des femmes, de même le fait que la faute incombe ici à l’homme et non à vous, comme mon jeune ami le reconnaît lui-même. Acceptez l’expression de toute ma sympathie pour la manière élégante dont vous avez résolu le conflit.
Avec ma considération, votre dévoué Freud. »
Comment ne pas penser ici à la célèbre phrase de Lacan : « L’hystérique est une esclave qui cherche un maître sur qui régner » ? Comment ne pas admettre que cette incise rate son coche ? Sabina n’est pas une esclave : elle bataille sans relâche. Sabina a sans aucun doute cherché un maître, c’est vrai, mais n’a jamais souhaité régner sur lui. Le pouvoir n’est pas son affaire et c’est bien ce qui la désole chez Jung, précisément. Elle est plus forte que lui et voilà ce qui la chiffonne... Sabina dénonce pour s’affranchir et trouver sa voie/voix. Et elle gagne ! Sa dénonciation porte ses fruits : Freud la reconnaît comme sa collègue et souligne sa délicatesse dans un cas où ce n’était pas à elle, la patiente, de trouver le chemin d’une résolution. Elle a trouvé un maître-sur-qui-se-planter, un maître-bon-à-dénoncer et dont la nullité l’aidera à accoucher non de Siegfried, le fils imaginaire d'elle et de Jung appelé de ses vœux pendant des années, mais d’une œuvre. Elle troquera le maître pour un pair, abandonnant les thèses jungiennes pour les thèses freudiennes, faisant ainsi gagner l’égalité après l’asservissement de la passion voulu par son thérapeute.
Combien sont-ils, les Justes comme Sabina, les cœurs purs floués et mis au pied d'un défaut d'amour impardonnable ? Ceux qui ont croisé un maître ignorant quand ils ne recherchaient que le bonheur d'apprendre dans la confiance du savoir sûr de l'autre, ceux qui ont remis leur âme à un homme d'église indifférent quand ils ne poursuivaient que les élans d'un lien sincère dans une quête spirituelle à quatre mains, ceux qui ont osé confier leurs tréfonds à un psychanalyste inconséquent quand ils n'appelaient de leurs vœux qu'un transfert lumineux capable de changer la vie après avoir élu précisément cet analyste-là et personne d'autre ? La dénonciation dont nous parlons ici est en fait la seule réponse digne à un amour qui chute après s'en être remis à, la seule solution quand les mots du fauteur de troubles ont brillé par leur cruelle absence. La dénonciation est le dernier recours quand on a été forcé de ne plus aimer et de ne surtout en rien dire. Quand le maître s'est dévoilé si décevant, si minable et si parfaitement méprisable mais qu'on n'a pas pour autant le cœur à la vengeance. La dénonciation est la seule chose qui reste quand on réalise que le maître sur lequel on s'était appuyé pour accomplir notre résolution n'a en réalité rien résolu pour lui-même – on mesure alors l'ampleur et la béance de notre blessure. La dénonciation est l'ultime secours quand on a laissé trop de chances à l'autre de s'expliquer et de réparer, sans jamais rien obtenir. Bien sûr, cette dénonciation n'a rien de commun avec la curée puisqu'elle ne se pique pas de faire du mal au coupable. Elle n'a rien de commun non plus avec une quelconque volonté de pouvoir car elle ne cherche pas à dominer. Elle ne poursuit que la Vérité et une certaine idée de la justice face au vide qui surgit, face à l'ampleur de la déception et face à l'absence de sanction. Cette dénonciation-là est l'apanage des grands exigeants et des grands courageux, capables de prendre acte, de se pardonner d'avoir accepté d'être le jouet d'un hors-cadre qui a muté en trahison et de partir quand l'heure de la nécessaire disparition a sonné. Elle est, en somme, la singulière marque et tout le panache de ceux qui refuseront toujours la place du maître pour faire gagner l'équité et se garderont ainsi, souvent sans le savoir, de tout sentiment de persécution. Prendre acte en reprenant le contrôle de sa propre parole, ne plus jamais y renoncer puis la faire savoir au juste destinataire avant de tourner les talons : voilà la magistrale leçon que nous a léguée Sabina Spielrein.
Bibliographie
La Destruction comme cause du devenir, de Sabina Spielrein (1911)
Sabina Spielrein, entre Freud et Jung, d'Aldo Carotenuto (1981)
L’Hôtel Blanc, de DM Thomas (1982)
La Vie dérobée de Sabina Spielrein, de Violaine Gelly (2018)
Une Histoire érotique de la psychanalyse, de Sarah Chiche (2018)
Sabina Spielrein, poésie et vérité, de Michael Gerard Plastow (2021)
Filmographie
Mon nom était Sabina Spielrein, documentaire d’Élisabeth Marton (2002)
L’Âme en jeu, de Roberto Faenza (2002)
A Dangerous Method, de David Cronenberg (2011)
Illustration
Pregnant Girl (détail), de Lucian Freud (1961)
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