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Vampire, vous avez dit vampire ?



« Entrez ici de votre plein gré et laissez-y un peu de la joie que vous y apportez. »

Dracula

Ce peut être comme une petite rengaine intérieure et lancinante que l’on n’écoute pas, des signaux d’alerte difficiles à saisir, un sentiment de malaise diffus, une angoisse sans contours, ou encore de vrais symptômes que les médecins ne s’expliquent pas – des boutons d’acné soudains, une fatigue abyssale alors que rien ne semble avoir changé significativement dans notre quotidien, le blanc de l’œil qui s’emballe sans réagir à aucun traitement pendant des semaines… Nietzsche disait : « Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. » Face à un vampire, il est notre premier et notre meilleur allié. Il est capable de hurler alors même que nous actionnons nos trois petits singes intérieurs : pas vu, pas entendu, pas dit.


Nous appelons ici vampire ce que la clinique désigne sous le terme de pervers. Ce peut être un père ou une mère ou les deux, un frère ou une sœur, un collègue ou un patron, un proviseur ou un enseignant, un amant ou un mari, une maîtresse ou une épouse, une belle-sœur ou un beau-frère, une belle-mère ou un beau-père, une grand-mère ou un grand-père ou les deux… Le vampire peut se nicher partout. Et contrairement au Dracula de Bram Stoker, il ne vit pas dans un château perdu au beau milieu des Carpates – dans la vraie vie, loin des romans, il manque de panache... Comme tout le monde, il vit en ville ou à la campagne, à Paris ou en province, en pavillon ou en appartement. Le plus souvent, il travaille et a une "bonne place". C’est un opportuniste. Il sait sourire et donner le change en société sur la durée. Ses alliés sont nombreux – masse de crédules aimant les comédies jouées grossièrement et peureux de contrariétés. Il a des amis, des collègues dévoués, des admirateurs. Il est souvent bien mis, soigné, extrêmement soucieux de ses apparences. Il aime les vêtements, le parfum ; il aime être bien coiffé et sait se tenir droit. Le vampire joue au passionné aussi – de théâtre, de littérature, d’art, de voyages ! Il dit aimer découvrir le monde et les autres. Il dit aimer la communion et le partage. Il sait fabriquer le leurre d’une grande histoire, pleine de possibles et d’amour. Il fait des compliments, des cadeaux. Il sait même se montrer timide et discret parfois. Il dit qu’il est heureux avec nous et que la vie est belle... Mais ne soyons-pas dupes ! Écoutons les sanglots dans le lointain… Les sanglots de ceux qui nous ont précédé… Ils pleurent, ils hurlent mais leurs voix sont voilées et ne nous permettent pas de les entendre vraiment… Ils nous mettent en garde pourtant ! La magie du vampire est celle d’un autre ciel. C’est une magie noire. Noire, parce qu’elle ne sert qu’à masquer son vide. Noire, parce que son attrait pour la vie n’est en réalité que la convoitise de la nôtre. Noire, parce qu’elle ne lui sert qu'à pomper notre sang. Noire, parce qu’elle se déploie dans l’intimité et toujours sans témoin. Noire, parce que ce qu’il nous fait miroiter ne voit jamais le jour. Noire, parce que c’est dans la nuit que les proies se réveillent – si elles parviennent à se réveiller… « Quand on est dans le noir, on est vraiment dans le noir », disait Lacan… Le vampire est son propre garde-fou car c’est de sa propre folie qu’il se protège. Être un vampire, ou ne pas être du tout ? Cesser d’être au monde si quelqu’un ne se sacrifie pas ? Ce n’est pas qu’un rabat-joie mais un rabat-vie au sens strict : il n’a pas le choix et il se paie la vie éternelle en donnant la mort à son prochain. Quelle franche tranche de rigolade ! « Ta vie pour la mienne ! », nous ordonne le vampire.


Au commencement, c’est une histoire de dents. Il faut être mordu(e). Comme la Sandrine du roman de Louise Mey est mordue de son M. Langlois/Homme qui pleure ou comme Sybil Vane est mordue de Dorian Gray. À partir de là – à partir de l’amour, des sentiments – le vampire va vraiment commencer à avoir la dent dure et à avoir les crocs. C’est précisément cette faim qui lui fera avoir une dent contre la vie et contre nous. Il va croquer dans cette vie à pleines dents (et ce ne sont pas des dents de lait !). Le vampire a toujours les dents longues et ne s’arrête pas sur n’importe qui. Il veut que celui ou celle qui claquera des dents d’effroi soit un être de qualité, capable de culpabilité, d’éthique, d’empathie et d’altruisme. Il veut un autre plein de vitalité et de désir. Il le veut rigolo, enlevé, sensible, courageux, beau et sympathique. Il veut tout ce qu’il n’est pas. Il ne mord pas dans n’importe quoi, ce vorace démon des marécages… Même si c’est souvent l’occasion qui fait son larron. Il faut simplement que l’autre porte en lui Éros férocement pour que Thanatos lui saute enfin au cou ! Ce qu’il cherche, ce qu’il poursuit, c’est un transfuge d’énergies, un échange de fluides. Il prend notre substance vitale et en échange, nous laisse son vide et sa folie. Il se présente comme un rebut mais il a la beauté du diable : la mort lui va si bien !...

Voilà alors que notre vie se transforme petit à petit en nuit de Walpurgis interminable. « Oui, la nuit de Walpurgis durant laquelle des milliers et des milliers de gens croient que le diable surgit parmi nous, que les morts sortent de leurs tombes, et que tous les génies malins de la terre, de l’air et des eaux mènent une bacchanale. » Il nous faut à présent composer avec la Camarde : elle est à table avec nous, en voiture lors d’une banale promenade du dimanche, sur le canapé à notre retour du travail, dans nos draps au moment de nous coucher… Elle transforme soudain toutes nos aubes en crépuscules navrants. Elle teinte de noir toutes nos petites joies. Elle brise nos élans pour mieux s’en emparer. Main dans la main avec elle, le vampire retrouvera petit-à-petit de la vigueur, de l’énergie. Il semblera rajeunir à notre contact et gambadera comme un adolescent qui n’a plus du tout mal aux genoux ! C’est une opération assez rentable – et qui ne coûte pas grand-chose de son point de vue. Il lui suffit de se prendre pour la Loi et de mentir comme un arracheur de dents. Il isole avec des arguments douteux mais qui semblent évidents ; il donne des autorisations tacites qui n’ont l’air de rien ; il ordonne là où nous n’aurions jamais obéi. Il joue avec le désir sexuel – donner, ne pas donner… Il lui arrive même de faire des enfants assez rapidement pour être sûr de garder du sang frais et des veines palpitantes sous notre peau de plus en plus diaphane. Le vampire a des besoins, comprenez-vous ? Il a besoin, pour rester un mort-vivant (son moindre mal), d’avoir le pouvoir, de régner, de culpabiliser, de faire du chantage, d’être chef. Il a besoin que l’autre courbe l’échine et obtempère. Parce que le vampire est un lâche et parce qu’il aime que l’autre, avant de tout lui laisser de sa substance et de trépasser, soit humilié, bafoué, châtié. Il aime le voir pleurer, douter, se questionner, avoir peur, trembler. Il aime son inquiétude et les effets de sa menace. Il faut bien que ses intentions portent ses fruits… Il aime aussi faire de l’humour et laisser l’autre coi – pas un humour noir mais un humour toujours à double entrée. Il dit cultiver l’ambiguïté pour ne pas dire qu’il est le maître des injonctions contradictoires. Il joue avec les douleurs, morales comme physiques. Il aime nous dire « Je t’aime » et garder ce regard menaçant. Il aime nous pincer le bras en passant et nous dire que ce n’est qu’une caresse ! Il est le roi incontesté du « Des coups de latte/Un baiser » que chantait si bien Bashung, des sanglots désolés dans la voix…


Nous devons savoir que le vampire a le vent en poupe. Sur le navire de la modernité, ses crocs sont devenus une référence. Il triomphe à nos dépens et inspire le respect. Ce que nous semblons oublier est pourtant essentiel : le vampire est un serviteur zélé de la pulsion de mort. Il est à son service, à son unique service. Et tous ses coups sont permis pour nourrir les ambitions de la Grande Faucheuse. Alors le fuir, le quitter – quoi qu’il en coûte – reste et restera le seul moyen pour nous de faire gagner la vie. Il n’y a plus ni à réfléchir ni à ergoter. En avant toute !

Sans se retourner.

Bibliographie

Dracula, de Bram Stoker (1897)

Entretien avec un vampire, d’Anne Rice (1976)

La Vampire, de Paul Féval (1865)

Le Portrait de Dorian Gray, d’Oscar Wilde (1891)

La Deuxième Femme, de Louise Mey (2020)

Tant pis pour l'amour, bande dessinée de Sophie Lambda (2019)

Le Harcèlement moral, de Marie-France Hirigoyen (1998)

Les Manipulateurs sont parmi nous, d’Isabelle Nazare-Aga (1997)

Les parents manipulateurs, d’Isabelle Nazare-Aga (2014)

Les Perversions narcissiques, de Paul-Claude Racamier (1992)

Ainsi parlait Zarathoustra, de Friedrich Nietzsche (1885)

Filmographie

Dracula, de Francis Ford Coppola (1992)

Entretien avec un vampire, de Neil Jordan (1994)

Le Bal des vampires, de Roman Polanski (1967)

Une étrange affaire, de Pierre Granier-Deferre (1981)

La Mort vous va si bien (Death Becomes Her), de Robert Zemeckis (1992)

A perdre la raison, de Joachim Lafosse (2012)

Only Lovers Left Alive, de Jim Jarmusch (2013)

Un Amour impossible, de Catherine Corsini (2018)

Ennemis intimes, de Werner Herzog (1999)


J’passe pour une caravane, chanté par Alain Bashung (1994)




Illustration

Isabelle Adjani et Klaus Kinski dans Nosferatu, fantôme de la nuit, film de Werner Herzog (1979)




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